la mère des contes

Publié le par lilavande

Où sont dont nés les contes, et pourquoi ? Une femme l'a su, aux premiers temps du monde. Qui l'a dit à la femme ? L'enfant qu'elle dans son ventre. Qui l'a dit à l'enfant ?

Le silence de Dieu. Qui l'a dit au silence ?

Il était pour la première fois, dans la grande forêt des premiers temps, un rude bûcheron et son épouse triste. Ils vivaient pauvrement dans une maison basse, au cœur d'une clairière. Ils n'avaient pour voisins que des bêtes sauvages et ne voyaient passer, dehors, par la lucarne, que vents, pluies et soleils. Mais ce n'était pas la monotonie des jours qui attristait la femme de cet homme des bois et la faisait pleurer, seule, dans sa cuisine. De cela elle se serait accommodée, bon an, mal an. Hélas, en vérité, son mari avait l'âme aussi broussailleuse que la barbe et la tignasse. C'était cela qui la tourneboulait. Caressant, il l'était comme un buisson d'épines, et quand il embrassait en grognant sa compagne, ce n'était qu'après l'avoir battue. Tous les soirs il faisait ainsi, dès son retour de la forêt. Il poussait la porte d'un coup d'épaule, empoignait un lourd bâton de chêne, retroussait sa manche droite, s'approchait de sa femme qui tremblait dans un coin et la rossait. C'était sa façon de lui dire bonsoir.

Passèrent mille jours, mille nuits, milles roustes. L'épouse supporta sans un mot de révolte les coups qui lui pleuvaient chaque soir sur le dos. Vint une aube d'été sur la clairière. Ce matin-là, comme elle regardait son homme s'éloigner sous les grands arbres, sa hache en bandoulière, elle posa les mains sur ses hanches et pour la première foisdepuis le jour de ses épousailles elle sourit. Elle venait à l'instant de sentir une vie nouvelle bouger là, dans son ventre. "Un enfant !" pensa-t-elle, tremblante, émerveillée.

Mais son bonheur fut bref, car lui vint aussitôt plus d'épouvante qu'elle n'en avait jamais enduré. "Misère, se dit elle, qui le protégera si mon mari me bat encore ? En me cognat dessus, il risque de l'atteindre. Il le tuera peut-être avant qu'il ne soit né. Comment sauver sa vie ? En n'étant plus battue. Mais comment, Seigneur, ne plus être battue ?"

Elle réfléchit à cela tout au long du jour avec tant de souci, de force et d'amour neuf pour son fils à venir qu'au soir elle sentit germer une lumière.

Elle guetta son homme. Au crépuscule il s'en revint, comme à son habitude. Il prit son gros bâton, grogna, leva son bras noueux. Alors elle lui dit :

Attends, mon maître, attends ! J'ai appris aujourd'hui une histoire. Elle est belle. Écoute la d'abord, tu me battras après.

Elle ne savait rien de ce qu'elle allait dire, mais un conte lui vint. Ce fut comme une source innocente et rieuse. Et l'homme demeura devant elle captif, si pantois et content qu'il oublia d'abattre son bâton sur le dos de sa femme. Toute la nuit elle parla. Toute la nuit il l'écouta, les yeux écarquillés, sans remuer d'un poil. Et quand le jour nouveau éclaira la lucarne, elle se tut enfin. Alors il poussa un soupir, vit l'aube, prit sa hache et s'en fut au travail.

Au soir gris, il revint. Elle l'entendit pousser la porte à grand fracas. Elle courut à lui.

Attends, mon maître, attends ! Il faut que je te dise une nouvelle histoire. Écoute la d'abord, tu me battra après !

A l'instant même un conte neuf naquit de sa bouche surprise. Comme la nuit passée son époux l'écouta, l'œil rond, le poing tenu en l'air par un fil invisible. Le temps parut passer comme un souffle. A l'aube elle se tut. Il vit le jour, se dit qu'il fallait partir pour la forêt, prit sa hache et s'en alla.

Et quand le soir tomba vint encore une histoire. Neuf mois, toutes les nuits, cette femme conta pour protéger la vie qu'elle portait dans le ventre. Et quand l'enfant fut né, les contes des neufs mois envahirent la terre. Bénie soit cette mère qui les a mis au monde. Sans elle les bâtons auraient seuls la parole.


Henri Gougaud- l'arbre d'amour et de sagesse - contes du monde entier - seuil -

Publié dans conte

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